Traduit en français par Eva Toulouze
A sept heures j’avais terminé ma toilette, je m’étais pomponné, peigné et mis sur mon trente-et-un, compte tenu de la solennité de l’occasion. Le panneau amovible entre la chambre de grand-père et le salon avait été ouvert pour faire place à la longue table. Ah cette table! Elle était couverte d’une multitude de plats et d’amuse-gueules. Il y avait toutes sortes de toasts, sur pain noir et sur pain blanc, avec des oeufs durs, des anchois, du fromage, du caviar et du pâté; il y avait de la galantine de porc et six salades: de pommes de terre, de harengs, de riz, de pâtes et de légumes, ainsi qu’une salade russe; il y avait aussi roulades et des filets de saumon, des cuisses de poulet en gelée au laurier, des champignons marinés aux petits oignons, des pâtés à la viande, au riz, au chou et aux champignons, des petits harengs roulés dans la chapelure – et tant de bonnes choses encore! A plein centre, il y avait un immense plat pour les côtes de porc, et à côté des récipients plus petits, pour les pommes de terre bouillies et les choux sautés. Toute la maison était imprégnée de l’odeur appétissante des rôtis, et rien que cette odeur me mettait l’eau à la bouche, parce que je voyais déjà la côte de porc dans mon assiette - immense, juteuse, croustillante... Et il n’y avait pas que du salé! La cave et le garde-manger n’étaient-ils pas pleins de gâteaux, de tartes, de biscuits, de fuits, de jus de fruits... Je voudrais aujourd’hui être la personne la plus affamée du monde pour pouvoir m’en rassasier...
A la cuisine, les côtes de porc étaient déjà sur la cuisinière. Je les fixais, incapable d’en détacher mon regard.
- Voilà, c’est prêt. Juste à l’heure, soupira grand-mère, en s’asseyant sur une chaise, baignée de transpiration. Elle aussi avait ses vêtements du dimanche, protégés des dangers de la cuisine par un grand tablier flottant. Dans la cour, Muki se mit à aboyer.
- Je pense que c’est notre premier invité, suggéra grand-mère. Va vite dire à grand-père d’arrêter de vider les latrines. Et qu’il essaye d’avoir l’air décent pour se présenter devant les invités! Vite, dépêche-toi!
Je sortis. Devant les marches, dans la cour, il y avait les Aaviku et les Ranna.
- Bonjour Jaak, mon garçon, dit Lisette Aaviku, on peut entrer?
J’allais lui répondre “Oui, bien sûr, je vous en prie”, que déjà ma grand-mère faisait les honneurs de la maison. Une Jigouli blanche et une Moskvitch rouge s’arrêtèrent devant le portail: c’étaient les Räägu et les Saarepuu, aussitôt suivis des voisins, Priit, Juku et Linda. Les invités décidèrent qu’il ne valait pas encore la peine d’entrer, il faisait chaud dans la maison, autant attendre dans la cour que la compagnie soit au complet. Alors les hommes allumèrent une cigarette et se mirent à jouer les cheminées pour passer le temps. Les invités firent le tour du jardin, regardant ce qui avait été planté, comment ça poussait et comment ça se faisait qu’on faisait comme ça, eux, ils s’y prenaient autrement etc.
Un autocar RAF amena sur place les invités venus de Türi, les tantes et les oncles avec toutes sortes de jeunes de la deuxième génération, et les anciens camarades de classe et d’autres encore, va savoir exactement qui, qui est le fils ou la fille de qui...
- Comment avez-vous fait à vous procurer cet autocar? demanda, étonné, grand-père, qui entre-temps s’était vite fait bien fait donné une apparence “décente”.
- Tu sais, nous avons pris le car de l’usine de limonade. En général il repart tout de suite, expliqua l’oncle Jaan, en pliant le long filtre d’une cigarette Belamorkanal. Il me demanda l’air enjoué :
- Dis-donc, ça te dirait de venir faire un tour à Türi? Hein? Tu n’as qu’à monter. C’est gratuit aujourd’hui!
Il y avait de plus en plus de bruit devant la maison; à l’intérieur, on entendait les gens s’affairer. Les invités arrivaient les uns après les autres: les Hallimäe et les Nõlvak, les Kaenal et les Lepiku, les Taada et les Väljavahi, les Murakas et les Ojalill, les Alliksaar et les Kruusamäe, les Punapart et les Jõngu, Õie Orb et Mart Tõnise, Hilda Näpu et Otto Vankri, Värdi Vaadam et Bruno Brennar, Linda Neetar et Lilli Miku, Heino Lodi ja Villu Rüütli, Arved Ugar ja Kalju Kilk, le facteur avec sa femme, le médecin Jaan Mõtus avec sa femme et Jüri Ornefeldt et le jeune Pallon et le vieux Toomas – toutes sortes de personnes venues de près et de loin. Les invités ne cessaient d’arriver, il y en avait peut-être cinquante, ou bien soixante, voire – c’est pas vrai! – soixante-dix, on ne s’attendait vraiment pas à tant! Les voitures manoeuvraient, klaxonnaient, essayaient de se garer, et les portières claquaient et les véhicules se vidaient de leur chargement de pères et mères de famille avec leurs enfants et les grands-parents. Beaucoup de ceux qui habitaient à côté étaient venus à pied, et les autres, ceux qui habitaient plus loin, par exemple à Paide ou à Rakvere ou à Tamsalu ou encore à Ardu et qui n’avaient pas de voiture, ils avaient pris un taxi.
Une fois que les Jõngu furent arrivés, leur petit gars me prit à part et me demanda ce que nous avions fait après son départ. – Pas grand chose, lui répondis-je, juste un tour à Sõeru avec le chien.
Grand-mère appela tout le monde à table. J’aperçus mon grand-père remonter de la cave avec une bouteille de vodka.
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Je donnai un coup de coude au petit gars des Jõngu:
- Viens, allons faire un tour, question de faire de la place pour les gâteaux”. Il avait lui aussi bâfré à n’en plus pouvoir.
Nous allâmes nous asseoir dehors, sur les marches de la veranda, derrière le coin de la maison. Il avait des pantalons bien repassés, dont il relâcha la ceinture. Moi j’avais en général des shorts, je n’avais rien à relâcher.
- L’avantage des anniversaires, soupira-t-il, c’est qu’on peut manger plein de bonnes choses, s’empiffrer à en veux-tu en voilà.
- Mmmmm,” commenté-je.
- Je ne sais pas comment je vais faire, demain, pour me bouger.
- Demain matin, la fête continue. La plupart des gens, ils vont rentrer chez eux pour la nuit, et ils reviennent demain. Bien sûr pas tout le monde. Mais les voisins, les Aaviku, les Ranna...”
Mon copain ne dit rien, il soupira légèrement.
Je poursuivis: - Tu sais à quoi j’ai pensé? Nous pourrions faire un picnic loin d’ici. A un endroit à côté d’une rivière. On irait à trois, on mangerait, on se baignerait, on passerait un bon moment à ne rien faire. Qu’est-ce que tu en dis? C’est ça mon idée. Et puis je me suis dit que, tu te rends compte, de l’autre côté de la forêt il y a des ruines, et nous ne les avons toujours pas explorées. A mon avis, c’est une grave négligence. Il faut rectifier ça. Et nous ne sommes toujours pas allés à la tourbière. Il y a là toutes sortes de machines incroyables, des trucs bizarres qu’on ne trouve que sur les tourbières.
Soudain, comme par enchantement, Rein Jõngu surgit devant moi.
- Alors, qu’est-ce que vous nous concoctez? demanda-t-il avec un sourire.
- Rien, rien du tout.
Il s’assit à côté de nous.
- Mais encore?
- On réfléchissait à tout ce qu’on allait faire cet été –des picnics, un tour à la tourbière.
- Et puis on va passer du temps dans notre cabane nous entraîner au tir et griller des patates, et puis une nuit, on viendra te scalper, ajouta, en plaisantant, son petit gars.
- Ah bon? Vous avez même une cabane? Et les flèches, elles ont bien un clou planté au bout, comme il faut? Ou bien vous tirez avec des baguettes?
- Non, nous avons de vraies flèches.
Soudain Rein Jõngu se souvint de quelque chose; il fronça les sourcils et son regard devint sérieux, passant nerveusement d’une objet à l’autre.
- Dites donc... Cette cabane, elle ne se trouverait pas à proximité de mon pâturage?
Nous écarquillâmes les yeux.
- Comment tu as deviné? demanda son petit gars, la voix rauque.
- Aïe-aïe-aïe! dit Rein, je suis vraiment désolé, mais... hm hm, j’ai transporté du bois aujourd’hui, et sans le faire exprès, avec mon ZIL, en faisant marche arrière j’ai renversé quelque chose comme une cabane, il n’en reste plus grand chose. Elle était bien cachée dans les framboisiers. Je me suis même demandé à qui elle était. Comme les mouflets des Alliku se baladent de temps en temps dans le forêt, je me suis demandé... Bon, écoutez, je suis vraiment désolé, ne m’en voulez pas... (---)
On se leva et on se nettoya les fonds de culotte. Le gars Jõngu avait les poings serrés au fond de ses poches. Il était renfrogné.
Je lui lançai:
- Come on!” et il acquiesça d’un grognement.
Les tantes de Türi avaient de leur propre initiative repris à leur charge les corvées de cuisine. A quelques exceptions près, les invités étaient tous bien gentiment assis à table derrière leurs assiettes bien récurées, attendant le gâteau. Les cadeaux n’avaient pas encore été ouverts. Je chuchotai à ma grand-mère:
- Tu les ouvres quand, les cadeaux?
- Les cadeaux? Eh bien tout de suite!
Je sortis tranquillement de la pièce et grimpai au grenier pour aller chercher mon cadeau. Je me demandai un bon moment si j’allais ajouter une petite carte ou non. Je finis quand même par décider de ne rien mettre. Le morceau de ruban rouge était collé dessus depuis longtemps. Je descendis avec le cadeau et m’arrêtai derrière la porte de la cuisine. Tout était prêt. On entendait le bruit que faisait, au salon, l’ouverture des cadeaux. A de courts intervalles émergeaient les oh! et ah! de ma grand-mère. Je suivais la cérémonie, impatient, appuyé contre le montant de la porte. Les monceaux de papier coloré découvraient de la porcelaine et du cristal, des vêtements et des livres, des couverts, des appareils ménagers et des bricoles – bref, tout ce qu’on offre pour les anniversaires. Et comme toujours, l’ouverture des paquets prit un temps infini : on ne peut quand même pas reposer les cadeaux aussitôt après les avoir découverts! Il faut les tenir en main, les admirer, les toucher et commenter – Oh! Tu te rends compte, juste ce dont j’avais besoin, celle que j’avais, le chien l’a toute rongée, la sale bête – mais là, tout va bien!
Voilà! Enfin, voilà grand-mère qui pose le dernier de ses cadeaux, celui des Jõngu, un poste radio OKEAN 214. J’attends encore un moment pour sortir de ma cachette, mon cadeau à la main. Aussitôt, des dizaines et des dizaines de regards se fixent sur moi. Le silence se fait, surpris et curieux.
Je dis : - Bon anniversaire, grand-mère! Et je lui tends mon cadeau dans un grand pot à fleurs. Ma grand-mère est aussi époustouflée que les autres. Elle dit: - Merci! Mais… c’est quoi comme arbre?
C’est un lilas hongrois.
On entend des frissons d’excitation.
Un lilas hongrois! Oh, merci!
Ma grand-mère a un sourire large jusqu’aux oreilles:
- Jamais encore on ne m’avait fait cadeau d’un arbre! Tu sais quoi? Nous allons le planter dès demain dans le jardin!
Elle met mon cadeau avec les autres, et le regarde encore, admirative:
Tu te rends compte! Un lilas hongrois!
Les invités sourent et les conversations reprennent joyeusement. Je rayonne. Je me rassieds à table, comme dans un rêve, et je frissonne – d’excitation, de bonheur.